mardi, novembre 10, 2009

Alpinisme et Politique, un petit conte d'Ivano Ghirardini.

ALPINISME ET POLITIQUE
Par Ivano GHIRARDINI

Sur ce sujet épineux, J'avais bien des choses à dire, mais mon discours était tellement ennuyeux que je renonçais vite. Je préférais exposer mes conceptions à travers un conte purement fantaisiste qui n'a qu'une ambition : vous faire rêver un peu.
Le soleil était fou de colère ! Il criait dans un ciel de braise : « disparaissez, hommes de peu de foi, retournez à la poussière dont vous êtes issus !» Il voulait tout détruire, ne laisser de ce monde indigne qu'un tas de cendres. La chaleur devenait peu à peu effroyable, le sol se craquelait, les arbres séchaient et se tordaient de douleur, les fleuves se tarissaient. Il ne resta bientôt plus qu'une vaste steppe désolée. Les hommes avaient fui et ils périrent nombreux avant de se réfugier dans des grottes sur les flancs d'une montagne. L'un deux pourtant était resté dans la fournaise et il priait à genoux. Les rayons enflammés du soleil ne semblaient pas l'atteindre. Lorsque son heure fut venue, il se leva et marcha vers le soleil. Du haut d'une montagne, il leva ses yeux doux vers lui et dit :
« oh Père tout puissant, pourquoi cette colère soudaine ? Ces hommes ne méritent-ils pas une autre chance ? Si un seul parmi eux est encore dans le bon chemin ou peut le trouver, épargne-les tous. »
Le soleil parut réfléchir et bientôt sa colère s'apaisa.
« Vas homme juste, dit-il, ta prière est exaucée. Dorénavant, je n'interviendrai plus dans les affaires des hommes, mais tout le mal qu 'ils feront retombera sur eux. »
La chaleur cessa brusquement, un vent froid venant des montagnes se mit à souffler. De gros nuages noirs s'amoncelèrent, éclatant un peu partout en orage. La terre pansait d'elle même ses plaies.
L'homme aux yeux doux retourna vers les siens. Ils sortaient par groupes des flancs de la grotte et se rassemblaient dans la plaine brûlée. Ils mesuraient toute l'étendue du désastre et de leur détresse. Lorsque l'homme parut devant eux, tous regardèrent celui que le soleil avait épargné. Il parla ainsi :
« Ecoutez ma parole et vous serez sauvés car ma parole est vie et celui qui la mettra en pratique vivra. »
A ces mots, la foule cria : « Dis-nous cette parole afin que nous aussi nous vivions et que plus jamais le soleil ne nous brûle ! »
« Ce que je vais vous dire, je ne le sais pas   de   moi-même,   mais   de celui qui m'a envoyé... » II ne put continuer car un jeune homme   aux   yeux   de   feu   avait
brusquement jailli de la foule et lui avait coupé la parole. « Assez ! Assez ! Jusqu’ à quand serons-nous assez crédules pour écouter celui qui veut nous ramener à son père ! Mais si son père était juste et bon, pourquoi voulait-il nous réduire en cendres après nous avoir donné la terre en héritage ? Jusqu'à quand aurons-nous besoin de prophètes et de dieux ? Bâtissons un monde d'hommes, fait pour les hommes !
Il ouvrit sa tunique, montra son torse nu au soleil et cria :
« Pour l'acte que je vais accomplir, je mérite la mort, mais je ne la crains pas. Si tu es vraiment notre dieu, foudroie-moi sur place ! »
II se baissa, prit une pierre et la lança avec violence.
L'homme aux yeux doux la reçut en plein front ; un épais sang rouge jaillit. Il regarda tristement celui qui l'avait jetée, leva les yeux au ciel et s'effondra en disant :
« Père, pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu 'ils font. »
Tous les autres hommes prirent aussi des pierres et les jetèrent jusqu'à ce que le corps soit enseveli.
Celui   qui   avait jeté   la   première pierre s'appelait NAO. Il montrait toujours son torse nu au soleil, mais, n'ayant pas de réponse, il se tourna vers la foule qu'il embrasa de ses yeux de feu :
« Preuve est faite, mes amis, que cette terre est notre héritage. Notre sort ne dépend plus que de notre courage et de notre intelligence. Construisons un monde où il fera bon vivre. »
Ces paroles touchèrent les cœurs et la foule acclama NAO. Il fut appelé "guide". Sous sa conduite, ils marchèrent des jours et des jours avant d'arriver au Pays d'OR-BAAN. Ce nom voulait dire, dans leur langue, pays de-fleurs et de miel. Seuls les plus forts avaient survécu à la fournaise et à la longue marche. Avec enthousiasme, ils bâtirent leur cité, domestiquèrent le grand fleuve pour utiliser sa force et son eau. Bientôt, du sable, poussèrent des arbres à fruits et des plantes comestibles. Ils se construisirent des maisons agréables avec partout des jardins fleuris, des fontaines et de grands arbres. Ils inventèrent des machines pour se libérer du travail banal et se répartirent équitablement les tâches ingrates et les richesses. Ils voulaient que la vie soit une joie et ils ne cherchaient pas celle-ci dans la mollesse des moeurs, mais dans un effort individuel et collectif pour "Etre". Ils s'adonnèrent avec passion aux arts et à la science. Très souvent, ils se réunissaient sur une colline proche de la cité pour discuter politique, philosophie, ou tout simplement des affaires courantes. Tout le pouvoir était concentré dans les mains de NAO. Il avait droit de ,Tie et de mort. Toute décision importante passait par lui et pourtant, il ne dirigeait rien. Il savait depuis longtemps que son pouvoir n'était qu'apparence, à moins d'agir avec subtilité. A ces assemblées, NAO évitait toujours de prendre la parole ; il se contentait d'écouter. Ce qu'il écoutait, ce n'était pas les propos tenus ou les idées émises, mais ce qu'il y avait derrière, l'état d'âme de la foule en quelque sorte. Tout son art consistait non pas à flatter ou à dire ce que les hommes
d'ORBAAN voulaient qu'il dise, mais à garder le cap. Sa politique obligeait sans cesse à l'effort et à la remise en question de l'acquis. Devant l'abondance des richesses rapidement obtenues, les mœurs se relâchèrent et bientôt, une multitude voulut se débarrasser du "guide" qui les gênait et dont l'ascétisme témoignait contre eux. La fin était proche et NAO le savait.
Il quitta la cité et se retira plusieurs semaines près du grand fleuve dans sa petite maison de campagne où il aimait faire retraite. L'Opposition profita de son absence pour éclater au grand jour et prendre des chefs afin de la débarrasser de NAO. Ils attendirent son retour pour proclamer sa chute. Lorsque le "guide" retourna dans la cité, il convoqua aussitôt l'assemblée. Dans un grand silence, tant le respect qu'il imposait était grand, il s'écria :
« Hommes d'ORBAAN, vous voulez dès à présent manger le fruit des récoltes que vous n 'avez pas semées, des arbres que vous n 'avez pas plantés. Prenez garde qu 'ils ne vous empoisonnent à petit feu, car toute chose ici-bas se mérite et n'est-il pire ennemi que la facilité et l'intempérance. Si ce pays est à présent un paradis, sachez qu'il y a peu de temps encore, c'était un désert où les faibles ne pouvaient survivre. Vous vous dites, tuons NAO et nous aurons l'héritage d'ORBAAN, mais prenez garde que cet héritage ne vous détruise aussi ; d'ores et déjà, votre chute est consommée. »
A ces mots, les chefs de l'opposition prirent des pierres pour le lapider, mais la foule désapprouvait ce geste. NAO fut destitué et condamné à l'exil. Il se leva et partit en silence sans rien emporter pour son voyage. Certains voulurent le retenir, lui offrir quelque nourriture ou vêtement, mais il leur répondit «sachez qu'un homme naît nu et seul et c 'est ainsi qu 'il meurt. Toute mort est pourtant une renaissance.»
Pendant quarante jours, il marcha ainsi, en jeûnant et il arriva finalement au pied d'une très haute et merveilleuse montagne. Jamais il
n'en avait vu d'aussi belle, tant par la pureté de ses formes que par l'élan de ses arêtes de neige et de rocher. A son pied, il rencontra un vieil ermite qui vivait là, dans une cabane de pierre. Celui-ci offrit à l'étranger en signe d'amitié, une coupe de lait de chèvre et quelques fruits. NAO accepta l'hospitalité que lui offrait le vieil homme et n resta longtemps dans ces lieux. La grande montagne le fascinait. Tous les soirs, il admirait le coucher du soleil derrière elle. Il n'eut bientôt plus qu'un désir : gravir cette paroi qui s'élevait d'un seul jet jusqu'à la cime, sur plusieurs milliers de mètres et semblait absolument infranchissable.
Pendant toute la saison des pluies, il pensa à son projet, se fabriqua un équipement adapté à l'escalade : espadrilles souples pour les rochers raides, brodequins en cuir pour la neige, cordes tressées en fibres végétales, pitons taillés dans des os. Pendant tous ces préparatifs mûrement réfléchis, il ne dit pas une parole et le vieil ermite ne lui posa aucune question. Leurs yeux leur servaient de langage.
Les beaux jours revenus, NAO fit son sac. remplit ses poches de fruits sèches et de blé et partit d'un pas lent et mesuré pour s'économiser. Arrivé au haut du sentier, là où la cabane de pierre va disparaître définitivement de sa vue. il se retourne et échange un signe de main avec l'ermite. Celui-ci dit : « lorsque tu reviendras, ami, je ne serai plus digne de partager ma cabane avec toi.»
Pendant des jours et des jours, NAO escalada les flancs de la montagne. Le vide était hallucinant, les difficultés toujours plus grandes et le sommet inaccessible. « Se peut-il que je meure ici, sans avoir atteint cette vérité que j'ai recherchée toute ma vie », pensait-il souvent. Et il se refusait à la chute ou à l'abandon. Il déboucha un soir sur une crête horizontale à l'extrême limite de l'épuisement. Pour la première fois, il découvrit l'autre côté de la montagne. Le sommet était proche. Le soleil passa au dessus de lui indifférent et alla se coucher dans l'océan que l'on voyait au loin. Enveloppé dans sa couverture, NAO patienta jusqu'à l'aube puis il reprit sa marche harassante sur la fine arête de glace. Cela faisait plus de deux jours qu'il n'avait rien bu ou mangé, son souffle était court et ses jambes de plomb. Sa tête lui faisait mal, mais il parvint néanmoins à se maîtriser. Lorsque le soleil fut au zénith, il arriva au sommet. Il s'assit, croisa ses jambes et chassa sa fatigue par une respiration ample et profonde. Pendant trois jours, il resta ainsi, sans bouger, à méditer, mais bientôt il sentit que ses dernières forces l'abandonnaient et qu'il allait mourir sans avoir compris et réussi sa vie.
Ses dernières forces et son dernier souffle allaient lui échapper lorsqu’il entendit une trompe et aperçut une colonne d'hommes vêtus de mauve et d'or qui venaient vers lui. Ils le couvrirent d'une couverture jaune, lui servirent à boire et le chargèrent sur un brancard. Il perdit connaissance.
Lorsque NAO revint à lui, il se sentit parfaitement bien dans son corps et son esprit. Toutes les forces de son antique jeunesse lui semblaient revenues. Il était dans un monastère, sur l'autre versant de la montagne et le grand prêtre le reçut chaleureusement et s'entretint longuement avec lui.
Pendant quatorze années, NAO resta de ce côté de la montagne. Quelles épreuves et quelles techniques apprit-il, je l'ignore, mais un jour le grand prêtre le fit sortir d'un cachot noir et sans repères dans lequel il était resté enfermé un an, un mois, une semaine, et un jour. Peu de temps après, il reçut le titre de maître très précieux.
C'est pieds nus qu'il repassa la montagne et retourna vers les siens. Lorsqu'il revit le vieil ermite, celui-ci s'inclina respectueusement et dit : « Maître, j'attendais votre retour pour mourir en paix, à présent que je vous ai vu, mon âme est en joie. » NAO posa un baiser sur son front et resta près du vieil homme jusqu'à sa mort. Il retourna ensuite en terre d'ORBAAN ; sa barbe et ses cheveux avaient
poussé, son corps était rajeuni et rayonnait d'une telle vitalité que personne ne le reconnut.
Les temps avaient changé ; il ne restait plus rien des règles sévères qu'il avait autrefois imposées en accord avec les fondateurs de la cité. Les progrès technologiques des hommes d'ORBAAN avaient été stupéfiants et ils avaient usé et abusé de cela pour aller dans la facilité et de ce fait vers l'esclavage. Civilisation cancéreuse, monstrueuse même, qui avait perdu tout sens de la vie. Malgré les outils perfectionnés, c'était souvent un travail abrutissant, une mauvaise répartition des richesses, le chômage des jeunes, l'inflation, le manque d'idéal, la violence, et le laisser aller partout.
Quelques-uns, par la pratique des sports de risques, cherchaient à retrouver par leur corps une vie spirituelle. En fait, dans cette civilisation déshumanisée et friande de drames, atteindre le sommet de la réussite dans l'indiscipline, c'était recevoir des autres la considération et le respect dont ils avaient soif. Cette quête du pouvoir n'allait pas sans casse.
NAO alla un jour près d'une falaise aux abords de la ville et il assista à des démonstrations effrénées d'escalade libre. Au pied d'un mur lisse, dénué de prises, des grimpeurs en tentaient vainement l'escalade. Les plus doués ne faisaient que deux ou trois mouvements, les autres ne décollaient même pas. Assurément, celui qui aurait franchi ce passage eût été grand parmi eux. NAO s'approcha du groupe et demanda la raison de toute cette excitation
L'un d'eux lui dit :
« le mur lisse est un défi ; celui qui le franchira sera le premier parmi nous à passer du 7e degré de difficulté. La légende raconte qu 'un des fondateurs de la cité avait gravi ce passage. »
NAO leur répondit :
« la difficulté n'est pas sur ce mur lisse mais en vous. Oubliez votre corps et vous serez en haut du passage. Donnez votre vie pour les
autres et vous aurez retrouvé votre dimension d'homme, vous serez 7. Vous n 'aurez plus alors besoin de grimper. »
Personne ne comprit ces paroles, mais un malaise s'installa tant la conviction de NAO était forte. Il s'éloigna des grimpeurs et allait reprendre son chemin lorsque l'un deux le retint par le bras et dit :
« étranger, si tu es capable de franchir ce passage, fais-le, afin que nous puissions croire en toi et en tes paroles »
« Jusqu’ à quand vous faudra-t-il toujours des preuves ? je ne vous demande pas de croire à mes paroles, mais de reconnaître la vérité là où elle se trouve. »
NAO s'approcha doucement du rocher, le caressa et l'escalada avec une aisance stupéfiante. Arrivé en haut, il joignit ses mains et redescendit par la même voie. Un grand silence s'installa.
NAO voulut de nouveau partir, mais tous le retinrent en le suppliant de leur apprendre à faire cela.
Il s'emporta contre eux : « il n'y a pas de secret, si votre but sur la terre était de grimper, croyez-vous que vous auriez besoin de ces chaussures spéciales et de cette résine pour vous enduire les doigts ? »
II s'éloigna d'eux. Quelques-uns le suivirent.
Dans la grande cité surpeuplée, il soignait les malades de ses mains, enseignait l'hygiène et la discipline. A tous ceux qui venaient le voir, il se plaisait à dire qu'il n'était qu'un miroir, que tout homme devait révéler le maître qui sommeillait en lui. qu'il fallait qu'il meure pour que ceux qui écouteraient sa parole puissent vivre à leur tour.
Et il mourut, lapidé comme il avait lapidé lui-même l'homme aux yeux doux. Et ceux qui l'avaient suivi formèrent un des flots qui permirent la naissance d'une civilisation qui retrouva la vraie connaissance, telle qu'elle existait jadis, il y a bien longtemps, au début de ce monde.


Photo: Adolphe Hitler récompense la cordée austro allemende conduite par Anderl heckmair après sa réussite à l'Eiger. Cette ascension illustrait bien la propagande national socialiste.