Les trois derniers problèmes un aboutissement dans la conquête des Alpes
« Afin qu'ils soient un
comme nous sommes un. »
(Saint-Jean)
« Afin qu'ils soient un
comme nous sommes un. »
(Saint-Jean)
L'ascension des faces nord de l'Eiger, du Cervin et des Grandes Jorasses dans le même hiver et en solitaire ne fait-elle pas reculer les limites de l'alpi¬nisme? Gardons-nous cependant de n'y voir qu'un exploit.
Ivano Ghirardini, qu'avait révélé l'ascension solitaire du Linceul aux Grandes Jorasses (cf. La Montagne et Alpinisme n° 1/1976) explique ici dans quelles dis¬positions psychologiques il a entrepris ces ascensions.
orsque le 24 juillet 1938, Anderl Heckmair et ses compagnons se dressèrent au sommet de l'Eiger, après avoir surmonté tous les piè-___ ges et toutes les difficultés de cette redoutable face nord, pour laquelle tant d'hommes déjà étaient morts, beaucoup d'alpinistes à cette époque se posèrent cette question : la résolution du dernier grand problème n'achevait-elle pas la conquête des Alpes? Et cette question amenait la sui¬vante : que feraient les nouvelles géné¬rations? La suite, nous la connaissons; après la répétition de ces grands itiné¬raires notamment par des Français (Rébuffat, Terray, Lachenal) une compétition très âpre se déroula au cours des années 60 pour les premières hivernales et les premières solitaires. Un homme va émerger de cette compé¬tition, c'est Walter Bonatti, dont l'ascension d'une voie nouvelle et directe dans la face nord du Cervin, seul, et au plein cœur de l'hiver 1965, fut une des plus belles démonstrations de l'alpinisme classique. Mais Bonatti était très en avance sur son époque, car il fallut attendre la fin des années 70, pour que l'étape de l'ascension soli¬taire et hivernale des « Trois Derniers Problèmes » soit franchie. Au cours de l'hiver 77-78 notamment, qui fut un des plus mauvais de ces dernières années, Ivan Ghirardini (24 ans), gra¬vissait seul les faces nord du Cervin, des Grandes Jorasses et de l'Eiger. Le Japonais Tuneo Hasagawa (20 ans) l'avait précédé dans cette dernière. Ce n'est pas d'exploit que nous allons par¬ler, car ces réussites sont en fait un véritable témoignage des immenses ressources physiques et morales qui existent encore dans notre jeunesse. Le
sport a toujours été, depuis les Grecs, un reflet de la civilisation et des hom¬mes, et nous devons constater qu'un monde et qu'un homme nouveau sont en train d'apparaître sur cette terre. C'est du moins ce que nous allons essayer d'expliquer à travers cette étape de l'histoire de l'alpinisme.
Mais avant cela, présentons briè¬vement Ivan Ghirardini. Disons tout de suite qu'il ne faut pas voir en lui un héros traditionnel de la montagne, un de ces surhommes indestructibles, car ces mythes sont absurdes et doivent disparaître. Seul l'enfant a besoin de héros qu'il admire éperdument, imite et doit ensuite dépasser; mais pour l'adulte, si les autres sont, alors il peut lui aussi être. Né en 1953 en Italie, dans un petit village d'Emilie, il doit émigrer très tôt avec sa famille pour subsister. Malgré son milieu très modeste, il entreprend des études assez brillantes puis brusquement à 20 ans les interrompt. Il veut devenir guide. Personne ne le comprend car Ivan n'a pratiquement jamais grimpé et n'a aucune expérience de la haute monta¬gne. C'est seul qu'il apprend les techni¬ques du rocher et de la glace. En 1974 il réussit son examen d'aspirant-guide et l'hiver suivant il affronte seul la face nord des Grandes Jorasses par le Lin¬ceul. En janvier 77 il tente la face nord du Cervin. Pour beaucoup d'alpinistes, Ivan est un fou, un kamikase ou je ne sais trop quoi encore. En fait, grâce à ces courses et à de nombreuses autres hivernales solitaires dans le massif de la haute Ubaye, il a acquis une très solide expérience de cette forme d'alpi¬nisme. Mais est-ce suffisant pour affronter seul et au cours du même
hiver les trois plus célèbres faces nord des Alpes?
LA PRÉPARATION
« C'est là, en apparence, le point primordial. Comment acquérir une maîtrise technique et physique opti¬mum pour réussir une telle trilogie? Fallait-il pratiquer un entraînement systématique et scientifique comme Reinhold Messner par exemple? Après la saison d'été, pendant laquelle mon travail a l'Association Indépendante des Guides du Mont-Blanc me permit d'acquérir une autonomie financière suffisante pour l'automne et l'hiver suivant, je me fixais un programme très élaboré tel que : douches froides, bains de neige, courses à pied, bivouacs à la dure, escalades à mains nues, training autogène, etc. Mais très vite je renonçais, non par manque de volonté mais parce que je m'éloignais de l'essentiel. Ce qui importait n'était pas tellement que mes capacités physi¬ques et techniques soient développées au maximum mais que cette trilogie ait un sens, qu'elle soit une véritable nécessité vitale. L'exploit sportif ne m'intéressait pas, franchir une étape dans la conquête des Alpes encore moins. Certes, j'attachais une grande importance à une nourriture saine, équilibrée et énergétique. La maîtrise de la respiration pouvait me permettre d'utiliser au maximum l'énergie vitale de l'oxygène. Pour endurer le bivouac, la soif et le froid, il fallait que mon corps soit parfaitement entraîné. Il me fallait aussi cette confiance tranquille en soi sans laquelle aucun succès n'est possible. Mais l'essentiel c'était de me réaliser pleinement grâce à une recher¬che spirituelle.
LA RECHERCHE DU DIALOGUE
Jusqu'à l'âge de 20 ans, je m'étais peu préoccupé de spiritualité et d'art de vivre car, comme bien des hommes de ce monde hélas, je vivais de façon égoïste et bornée sans aller au-delà de la satisfaction de mes désirs et besoins personnels. Ma vie n'avait aucun sens; j'étais profondément seul et loin de tout bonheur véritable. C'est grâce à la prise de conscience de ma dégénéres¬cence physique et morale que j'allais franchir le pas et tenter de m'ouvrir à l'intelligence. Dès l'âge de 14 ans, sans douleurs et sans raisons apparentes, je commençais à perdre mes dents. La cause principale (mais je ne le sus que bien plus tard) était une déminéralisa tion généralisée de l'organisme par suite d'une alimentation fortement déséquilibrée et dénaturée. Au début, je supportais cela avec indifférence mais peu à peu, j'eus le sentiment hor¬rible d'être un « monstre » qui ne pour¬rait jamais connaître la plénitude de la vie.
A l'époque, j'étais fort seul, c'est la raison pour laquelle j'allais me lancer à corps perdu dans la folle aventure du Linceul. Je voulais comprendre! Ma mort n'avait aucune importance. Après huit jours sans boisson et six sans nourriture, j'entrevis la possibilité d'un dialogue direct avec une force inépui¬sable d'Amour et de Vie. J'eus la nette conscience d'être protégé, aidé et aimé; plus jamais je ne serais seul si je persévérais. Cependant, cette dure épreuve m'avait traumatisé. Le sauve¬tage, des gelures graves aux pieds m'avaient fait perdre toute confiance dans mes capacités d'alpiniste. Pour renouer le dialogue, je devais devenir « authentique », c'est-à-dire pour moi, retrouver la joie de vivre en montagne et de grimper. C'est la raison pour laquelle je tentais la première hiver¬nale solitaire de la face nord du Cervin (voie Schmitt). Les conditions étaient fort mauvaises, une coulée de neige me fit perdre la presque totalité de mon matériel; mais je montais néanmoins tout droit dans la tempête sans assu-rage, et j'échappais au piège dans lequel je m'étais délibérément engagé, par une descente directe de la face est avec des gelures au visage, aux pieds et aux mains. Je n'avais pas atteint le sommet mais mon esprit était enfin totalement libéré. J'allais pouvoir don¬ner toute ma mesure en montagne. C'est au sommet de l'Olympe que l'idée de la « Trilogie » s'imposa à moi. Il me parut alors nécessaire de rendre témoi¬gnage de ce que je commençais à comprendre.
LE TÉMOIGNAGE
Notre civilisation a-t-elle saisi l'essentiel? Nous avons cru pouvoir nous libérer de l'esclavage du travail et des besoins par la science, la technolo¬gie et la production en série. En fait, si nous savions le voir, cette terre est un
paradis pour l'homme à condition qu'il vive en harmonie spirituelle avec la nature dont il est le maître car il est « synthèse » de ce qui l'entoure. Au lieu d'aller dans ce sens, nous assistons à un véritable massacre de la nature et des individus. Jamais le nombre des fous, des déséquilibrés, des inadaptés physiques ou psychiques n'a été aussi important. Et sont fous tous ceux qui croient encore à une civilisation uni¬quement basée sur la satisfaction de besoins matériels et intellectuels. Il existe chez les jeunes de nos civilisa¬tions occidentales, une soif véritable de spiritualité d'amour et d'entraide. Tout cela préfigure le monde de demain. Il ne s'agit pas de renoncer à la science ou à la technique mais de comprendre l'intelligence de la vie et de respecter son harmonie. Il faut que le sport en soit le reflet car il est le fait de la jeunesse. Il doit non seulement être un culte de la beauté du mouve¬ment, du corps et de l'effort, mais aussi un réel acte politique. A terme il doit déboucher sur un véritable art de vivre qui exclut toute idée de compétition avec autrui. Étant alpiniste c'est dans ce domaine que j'ai choisi de le démon¬trer.
Le symbolisme primaire de mon acte est très fort : gravir seul, parmi les neiges immaculées de l'hiver, une haute et très belle montagne afin de dialoguer avec l'univers. Tout cela est bien beau mais nettement insuffisant car sans grand profit pour les autres. Le mythe des héros et des prophètes doit disparaître. Ma démarche ne peut-être vraiment utile que si elle permet une prise de conscience et un effort dans la recherche d'un épanouisse¬ment complet. Point besoin pour cela de réussir la « Trilogie » en solitaire et en hiver.
LA TRILOGIE
Pour que mes escalades dans les grandes faces nord soient véritable¬ment une étape dans l'histoire de l'alpi¬nisme, il me fallait respecter l'éthique du grand alpinisme traditionnel comme au temps des pionniers. Je devais m'imposer une limitation volon¬taire de tous les artifices technologi¬ques actuels : cordes fixes, équipement de la paroi, poste radio, hamac, pitons à expansion etc. Je dois préciser que je ne connaissais aucun des itinéraires que je désirais gravir si ce n'est sous forme de topo, de récits et de photos.
De plus, j'avais laissé à Marie-Jeanne Monnet qui suivait chacune de nies escalades et qui m'avait beaucoup aidé pour leur préparation, une lettre destinée aux secours officiels afin qu'ils n'interviennent pas même si les choses tournaient mal pour moi. Je ne voulais pas que d'autres hommes risquent leur vie pour tenter de me sauver.
Le problème d'une hivernale soli¬taire c'est d'arriver à un compromis entre la nécessité d'être léger et rapide
comme doit l'être un solitaire et suffi¬samment équipé pour une hivernale avec un risque toujours possible de tempête. Grâce à mes expériences pré¬cédentes, et après maints calculs, je parvenais enfin à ce compromis. Mon sac, d'une dizaine de kilos, me permet¬tait de franchir sans assurage de nom¬breux passages délicats sans prendre trop de risques : arêtes, névés, pente de glace, 4t! degré de difficulté, etc. Ainsi je parvins à ne m'assurer que lorsque c'était strictement nécessaire (sauf pour l'Eiger où, fatigué par mes précédentes ascensions, je m'assurais plus que de coutume). L'engagement était maximum. Voyons à présent cha¬que course en détail.
LE JOUR LE PLUS COURT Le Cervin
Lorsque le mercredi 21 décembre vers 7 h du matin je quittais le refuge du Hornli pour aller affronter à nou¬veau la voie Schmitt de la face nord du Cervin, j'étais parfaitement calme et détendu. La journée s'annonçait belle; seuls de légers cirrus caractéristiques annonçaient une perturbation proche. Ma tentative de janvier 77 m'avait per¬mis de bien connaître la face et d'avoir une grande confiance en mes possibili¬tés. Aussi, j'espérais être le soir même au sommet sans avoir à grimper trop vite et sans m'assurer.
Le premier passage délicat est la rimaye qui garde l'accès du Matte-rhorngletscher. Mais cette année, je n'eus qu'à suivre la bonne trace faite par quatre alpinistes écossais partis la veille. A 8 h, j'étais au pied de la face, à peine échauffé. Je quitte la trace des Anglo-Saxons qui va beaucoup trop à droite et, une fois la seconde rimaye franchie, je commence à m'élever tran¬quillement en oblique sur l'immense névé du bas. Parfois de la glace verte m'oblige à beaucoup de prudence. Deux heures après, je rejoins le grand dièdre-couloir qui raye la partie cen¬trale de la face nord. Un bref passage verglacé m'oblige à poser le sac que j'accroche à un petit becquet; six mètres plus haut, je le récupère à la corde et le remets sur mes épaules. Vers midi, à ma grande surprise; j'aperçois les Écossais quatre lon¬gueurs plus haut. Le rocher est délité et m'oblige à la plus extrême attention. Ne pas charger une prise plus qu'il ne faut. Une raide plaque de glace noire très dure et cassante me fait hésiter; je rejoins cependant bientôt les cordées parties un jour plus tôt. Après des salu¬tations chaleureuses et leur avoir rendu un mousqueton trouvé dans le bas du dièdre, je les double sans trop les déranger. La fin de la paroi est très délicate; de la neige poudreuse mal stabilisée encombre les passages et recouvre les dalles de sortie.
Il faut beaucoup de prudence et c'est là que mon expérience des hiver¬nales vient me servir. La fatigue commence à se faire sentir; je mange un peu et m'assoupis un quart d'heure sur une corniche. Au loin la perturba¬tion est sur le Mont Blanc, le ciel est laiteux, un vent froid se met à souffler de plus en plus rageur. Il est 16 h 30 et dans quelques minutes il fera nuit. J'oblique vers une protubérance rocheuse de l'arête de Zmutt, à l'abri du vent sous le sommet, pour bivoua¬quer. Au cours de la nuit il neige mais au petit jour les nuages se déchirent. Je ne peux m'attarder au sommet car le temps est vraiment trop instable. La
neige poudreuse ne rend pas la des¬cente de l'arête du Hornli très commode. De l'Epaule un dernier salut aux Écossais qui terminent avec brio leur ascension dans ces conditions à présent très difficiles. Puis de nouveau cette très longue descente où trouver son chemin en hiver n'est pas facile. Le lendemain j'arrive tôt à Zermatt, par¬faitement heureux. Quelques heures plus tard il neige à gros flocons.
AFIN DE TERMINER UNE DESCENTE L'éperon Croz aux Grandes Jorasses.
Que faire? J'ai beau la secouer dans tous les sens, la tirer, lui parler gentiment, l'injurier, rien à faire! Cette maudite corde d'auto-assurage reste obstinément coincée sous un surplomb! Je suis à la sortie de la barrière de dal¬les, au tout début du névé supérieur.
Au-dessous de moi, un vide absolu de 800 m. Impossible de faire un relais ici! L'épaisseur de la glace n'est que de quelques centimètres et elle est si dure qu'elle s'écaille et laisse parfois appa¬raître le rocher. Une profonde inspira¬tion, un dernier regard vers le haut puis le bas et je me décorde. Mes mol¬lets en tension sur les pointes avant des crampons depuis un quart d'heure sont tétanisés. Nouvelle inspiration pour amener le calme et je repars enfin, très délicatement sur cette vitre fragile. J'atteins le névé. Deux bonnes mar¬ches, de nouvelles inspirations profon¬des, la crise est passée. Aussi loin que je puisse regarder (c'est d'ailleurs ce qui me plaît le plus dans cette face nord des Grandes Jorasses), je ne vois aucune trace des autres hommes. Par¬tout de hautes montagnes enneigées, jusque dans les brumes de l'horizon. Le froid est très vif et le temps incertain. Il se pourrait très bien que demain pour ma sortie au sommet, de gros flo¬cons saluent ma réussite comme les confettis que jettent les Américains en allégresse. Mais pour l'instant, la nuit va bientôt tomber et il me faut trouver un emplacement de bivouac; ce sera une étroite corniche débarrassée de sa carapace de glace. Depuis le Linceul où j'ai passé quatre nuits d'affilé sus¬pendu à des sangles et des pitons, j'ai perdu l'habitude de me plaindre. Le lendemain, le froid est toujours aussi vif. Je suis peu rassuré par la perspec¬tive d'une longue traversée en glace d'aspect vraiment sinistre. Les fissures de sortie sont très délitées et je dois grimper mains nues. En voulant récu¬pérer un piton, la lame effilée de mon
marteau à glace se brise net sous l'effet du froid et des chocs répétés. Je n'en ai pas d'autre, mais j'ai le net sentiment que plus rien ne peut m'arrêter à pré¬sent. J'escalade un dernier empilement de blocs instables et, vers 14 h, j'atteins enfin le sommet. Le vent est à présent si violent et glacial qu'il me coupe parfois la respiration. Un doux soleil m'invite à descendre aussitôt, 'versant italien, par un petit couloir très raide au début. Enfin à l'abri, je pré¬pare une boisson, puis reprends ma longue marche dans la neige profonde où j'enfonce jusqu'aux genoux, parfois jusqu'à la taille. Au niveau du Repo-soir, je contemple l'endroit où je suis resté coincé à bout de forces, dans la tempête. Mais aujourd'hui, mon désir d'union avec cette nature et ces monta¬gnes est tel que j'oublie ma fatigue, le froid et la soif. Un bivouac me sépare encore de la vallée et des hommes. Une immense joie m'envahit. Du haut de cette montagne, j'essaie de l'offrir à tous ceux qui en ont besoin.
POUR UNE ROSE
La face nord de l'Eiger.
Le dernier bivouac, dans les fissures de sortie, au-dessus de l'Arai¬gnée a été particulièrement pénible. Toute la nuit, le vent a soufflé avec vio¬lence, la neige poudreuse ruisselait le long de la paroi et s'infiltrait partout. Assis sur une petite marche taillée dans la glace, suspendu à deux pitons, je n'ai pu dormir. Aussi, dès l'aube, j'étais sur pied, fatigué par quatre jours d'ascension dans des conditions peu favorables. Le pilier fissuré, la Fis¬sure Difficile, la Traversée Hinterstois-ser, le Fer à Repasser, la Rampe, la Traversée des Dieux étaient derrière moi. Trois cents mètres de fissures recouvertes de givre et de glace me séparaient du sommet. Ce matin là, j'eus des pensées d'orgueil : gravir seul au cours du même hiver les trois plus célèbres faces nord des Alpes! Un exploit inégalé dans l'histoire de l'alpi¬nisme! Deux minutes plus tard, pour la première fois de ma vie en montagne, ce fut la chute. La plaque de neige sur laquelle je m'élevais se décolla de la glace sous-jacente. Ce fut une glissade furieuse sur le ventre, le dos et la tête la première pour finir. Un surplomb, le vide absolu de 1 500 m, aucune peur, un choc très violent, un deuxième, j'oscille doucement au bout de la corde, 35 m sous le relais. Le baudrier a cassé; je ne dois la vie qu'à un
contre-assurage. Aucune fracture ou plaie, seulement des bosses et contu¬sions un peu partout. Lorsque un quart d'heure plus tard je suis de nouveau au relais, j'ai le net sentiment que ma chute n'a d'autres causes que mes pen¬sées égoïstes et vaniteuses. L'avertisse¬ment a été sévère! Mais peu à peu, je me sens de nouveau protégé et aidé, comme si mon acte même ne m'appar¬tenait pas. Le soir même, je sortais de la face nord. Ce dernier bivouac me rappela celui que j'avais fait au som¬met de l'Olympe : la même impression de calme et de sérénité au-dessus de la mer infinie des nuages.
Le lendemain, mon arrivée sera fêtée par un petit groupe qui s'est formé spontanément. J'apprends la réussite du Japonais Tuneo Hasagawa qui vient de réussir la première hiver¬nale solitaire en huit jours. Je n'en éprouve aucun dépit mais plutôt de la joie pour sa réussite. Comme l'a dit Raymond Renaud : « qu'importé la
première ou la dixième hivernale », seul le bonheur d'être en montagne, de vivre une aventure ou une recherche spirituelle doit compter. Marie-Jeanne, cette amie si chère à qui je dois beau¬coup pour la préparation et la réussite de ces courses, m'offre une rosé. Son beau visage, son sourire et ses merveil¬leux yeux bleux débordent d'amour et de joie.
L'INVITATION
Une étape dans la conquête des Alpes vient d'être franchie, mais l'ex¬ploit sportif n'est rien s'il ne reste que cela. Cette réussite avec un engage¬ment physique et moral maximum est un acte politique et un témoignage venant de la jeunesse. C'est un cri du cœur. Assez! Assez de ce massacre de la nature et des individus! Nous pou¬vons et nous devons retrouver l'Har¬monie et l'Unité qui existent dans cet univers. Alors rien ne nous sera impos¬sible.
NOTES TECHNIQUES TABLEAU DE MARCHE
Cervin face nord, voie des frères Schmitt : troisième ascension solitaire et hivernale.
- mardi 20 décembre 1977 : montée à la Hornlihute;
- mercredi 21 : ascension de la face nord en 9 h; bivouac sous le sommet sur l'arête de Zmutt;
- jeudi 22 : descente de l'arête du Hornli rendue difficile par la neige tombée au cours de la nuit;
- vendredi 23 : retour à Zermatt; grosse chute de neige l'après-midi.
Grandes Jurasses, éperon Croz : pre¬mière ascension solitaire et hivernale.
--vendredi 6 janvier 1978 : descente de la Vallée Blanche et montée au pied de la face nord accompagné une partie de l'iti¬néraire par Patrice Bodin et Nancy;
- samedi 7 : après un bivouac à l'abri d'un sérac, début de l'ascension de l'éperon central. Bivouac au-dessus de la deuxième tour;
- dimanche 8 : névé médian, barrière de dalles, névé supérieur;
- lundi 9 : fissures de sortie; arrivée au sommet vers 13 h et descente immé¬diate par un couloir assez raide versant ita¬lien, bivouac sur le glacier de Planpincieux;
- mardi 10 : fin de la descente et, retour à Chamonix.
Eiger, face nord classique voie de 1938 : deuxième ascension hivernale et solitaire.
- lundi 6 mars 1978 : montée du sac au pied de la face avec Marie-Jeanne; retour à la Kleine Scheidegg;
mardi 7 : ascension de la lace nord : Premier Pilier, Pilier fissuré, Fissure diffi¬cile;
mercredi 8 : traversée Hinterstoisser, Premier névé, Boyau de glace. Deuxième névé;
- Jeudi 9 : Fer à repasser, Bivouac de la mort, Troisième névé, Rampe;
- vendredi 10 : Vire pourrie, Traver¬sée des Dieux, Araignée blanche, fissure de sortie. Mauvais temps, brouillard et givre;
- samedi 11 : chute de 35m, fissure de sortie, arête nord-est;
- dimanche 12 : sommet à 8 h 30, des¬cente face ouest, arrivée à Eigergletscher à 11 h 30.
Remarques : pour chacune de ces cour¬ses, je suis parti après une chute de neige plus ou moins importante et rentré de jus¬tesse avant la suivante. Si j'avais attendu de bonnes conditions, aucune de ces cour¬ses n'aurait été possible. Cet hiver a été un des plus mauvais qui soit comme en témoi¬gne des avalanches spectaculaires et sou¬vent dramatiques un peu partout dans les Alpes.
MATÉRIEL ET TECHNIQUE
Vêtements : sous-vêtements en laine; chemise en laine fine; deux pulls fins et amples; un gilet duvet non cloisonné; veste rexotherm; salopette en duvet cloisonné; mi-bas en laine; surbottes hivernales; chaussures à chausson feutre fourré; trois paires de gants de laine; une paire de mou¬fles fourrées; une paire de moufles nylon; deux passe-montagnes; un foulard et une cagoule en soie.
Bivouac : un pied d'éléphant en ouate synthétique; une veste duvet; une toile de nylon pouvant se fermer entièrement grâce à une fermeture-éclair.
Matériel : une corde de 35 m en 9 mm pour l'auto-assurage; une corde de 35 m en 7 mm pour une retraite éventuelle; dix pitons allégés (trois cornières, trois nor¬maux, trois plats, un extra-plat extra¬court) un jumar; huit mousquetons dont quatre allégés; quatre broches à glace dont deux coniques et deux tubulaires à vis; une broche à neige tubulaire; quelques sangles et de la cordelette 5,5 mm; un étrier; cram¬pons douze pointes allégés; marteau à glace (dont, un de rechange pour l'Eiger).
Divers : lampe frontale; réchaud à gaz allégé avec pare-vent; réchaud de secours à meta; bol plastique et cuillère alu; canif; briquet à gaz et allumettes; lunettes tem¬pête et soleil.
J'ai disposé soigneusement tout mon matériel sur mon baudrier; mon sac d'une dizaine de kilos contenait les deux cordes, le matériel de bivouac, la nourriture et le réchaud ainsi que les divers petits équipe¬ments.
Il m'est arrivé de tirer souvent le sac; ce système m'a permis de grimper en rela¬tive sécurité mais sans auto-assurage véri¬table; lorsque j'utilisais celle-ci pour les passages vraiment délicats, il me fallait alors faire trois fois les longueurs; remon¬tée à la corde avec un nœud de Prusik et un jumar.
ALIMENTATION
Pour la préparation et la réalisation de ces courses, je n'ai utilisé aucun produit carné (viande, poisson, pâté, lard, etc.) et produits dénaturés ou déminéralisants (fa¬rine blanche, sucre blanc, vitamines de synthèse ou extraites, etc.). Mon alimenta¬tion habituelle est faite de fruits de saison ou secs, de céréales complètes, de légumes de saison, d'algues marines avec encore quelques sous-produits animaux : froma¬ges et œufs de temps en temps.
Vivres de course : miel, amandes, fruits secs, Bicher Musli, algues séchées, miso et purée d'amandes, potages de légu¬mes, fruits et légumes lyophilisés, infu¬sions, ail et quelques biscuits complets. Réserve de survie : cent amandes.
Une alimentation de ce type a l'avan¬tage d'être très énergétique sans encrasser l'organisme (acide urique de la viande par exemple]. Il est nécessaire de bien l'équili-brer et cela dépend non seulement de la valeur nutritive des aliments mais surtout de l'assimilation. Une adaptation progres¬sive est donc nécessaire.
REMERCIEMENTS
Je remercie particulièrement Marie-Jeanne Monnet, ses parents et les miens ainsi que tous mes amis pour l'aide morale qu'ils m'ont apportée. Je n'ai jamais été seul dans ces parois grâce à leurs pensées chaleureuses et grâce à leur confiance.
Je remercie aussi les fabricants sui¬vants qui m'ont apporté une aide matérielle efficace : Eider (vêtements rexotherm); Jamet (vêtements en duvet et toile nylon); Richard-Pontvert (chaussures hivernales et casque); Béai (cordes); Simond (pitons allé¬gés, piolets et crampons allégés, aliments lyophilisés); Charlet-Moser (divers); Lafuma (sacs, guêtres et divers).