mercredi, novembre 11, 2009

IVANO


Ivano Ghirardini a fait irruption dans le monde de l'alpinisme lors de son ascension dramatique du Linceul en 1975, puis en gravissant en un seul hiver (1977-78) les trois faces nord :Cervin, Jorasses, Eiger. Sa personnalité est très controversée. Il parle peu il est vrai, et pourtant il a beaucoup à dire. Beaucoup à donner peut être.

La première fois que j'ai entendu  prononcer le nom de Ghirardini c'était aux Bois. A Chamonix. Un hélicoptère redescendait ce jeune alpiniste de 22 ans récupéré quelque part sur le versant italien des Grandes Jorasses. Son nom m'était totalement inconnu. C'était à la fin de l'hiver 1975.
Puis un jour j'ai rencontré Ivan. Je ne me souviens plus où, ni quand. Je garde seulement le souvenir de son regard brûlé par une grande force intérieure. Il me parla de ses projets, sans s'étendre. A l'évidence ce marseillais d'origine italienne n'était pas de ceux qui se racontent facilement.
En 1978 à son retour de l'ascension hivernale de l'éperon Croz des Grandes Jorasses, il me donna quelques détails sur sa course. Très peu. Au retour de l'Eiger, il me dit simplement à propos de sa chute : « j'ai été orgueilleux »...
Il semblait vraiment difficile de pouvoir discuter avec lui. Certains ne cachaient pas qu'ils le tenaient pour fou. D'autres parlaient de ses dons extraordinaires.
Un jour enfin, peu après le stage de guide, il a commencé à me parler de lui, de ses espoirs, de son but, de ses conceptions...
« Je faisais des études à Marseille... Pour devenir ingénieur ou professeur de mécanique. J'avais 20 ans et mon premier contact avec la montagne, ce fut une randonnée dans la vallée de l'Ubaye. Je me souviens que nous avions des sacs énormes. Mais j'ai été heureux pendant une semaine... J'ai senti comme un appel vers la montagne »
Dès son retour Ivan se lance à la dé¬couverte de l'escalade. Près de Saint Auban où il habite, il parcourt toutes les voies des rochers de Saint Jean : « Je renais des risques énormes sans m'en ^"rendre compte. Je me faisais souvent très peur ». Un jour, même, il doit bivouaquer au sommet d'une voie de 20 mètres, en pull over.
C'est un livre qui va être le détonateur qui libérera ce garçon renfermé. Le livre de Walter Bonatti « A mes monta¬gnes ». « Sa lecture m'a fasciné je l'ai lu et relu. Ce que je faisais ne m'intéressait pas, je voulais mener une vie d'aventures. Le livre de Bonatti a été le point de rupture... J'ai décidé de partir ».
La rupture ne fut pas facile. Elle était néanmoins le point de départ d'une transformation, d'une quête dont la première étape serait l'ascension hivernale en solitaire du Linceul. La rupture c'était aussi une volonté : devenir guide, suivre la voie indiquée par Bonatti. Comme lui.
« Je ri ai pas d'admiration pour lui, et je n'aime pas ce mot... Non ! J'ai de l'estime plus exactement. C'est un alpiniste qui a su ne pas trahir sa philosophie. Ce que je souhaite, c'est reprendre ce qu'a fait Bonatti. D'abord parce que je suis de culture italienne et parce que sa démarche a été très spirituelle »
Le nom de Walter Bonatti revient souvent lorsque Ghirardini parle de montagnes, d'alpinisme. Il explique d'ailleurs sa position par rapport à lui : « Quand tu as un maître, tu l'imites, tu cherches à l'égaler. Et puis après tu cherches à le dépasser, à aller plus loin... »
Aller plus loin... Ce n'est pas une recherche de l'exploit, mais une quête plus philosophique. Ou plutôt, spirituelle.
Devenir guide est une gageure : en 1973, Ghirardini n'est qu'un débutant qui a gravi en tout et pour tout les Trois Évéchée's dans les Alpes du sud. Alors il s'entraine comme un forcené, donnant des cours de maths, de physique pour survivre. Il fait sa première vraie saison de montagne avec son copain Robert Chevallier : Pelvoux, Viso, Mont Blanc traversée depuis les Miages et... la Gervasutti à l'Aile froide.
Après cette saison il est plus décidé que jamais à devenir guide.
« Je n'avais qu'une toute petite saison de montagne derrière moi, et il fallait pour se présenter à « l'aspirant guide » trois ans d'expérience... Alors j'ai noté tous les noms de sommets des Alpes du Sud que j'avais gravi au cours de randonnées, toutes les petites voies que j'avais gravies dans l'Ubaye. Le souvenir de cette entorse fait sourire Ivan qui n'a jamais entretenu des rapports exceptionnels avec l'Ecole Nationale.
« Pendant le stage j'ai failli être jeté pour indiscipline ». Cette indiscipline, qui n'est en fait qu'une autre façon de manifester sa liberté, lui vaudra le conseil de discipline au stage de guide deux ans plus tard. Et la dernière place de sa promotion alors qu'il était très certainement en tête du palmarès... Tout cela n'a d'ailleurs pas grande importance.
« J'étais sûr
que rien ne pouvait
me détruire ».
Après le stage d'aspirant guide, Ivan va traverser une grave crise morale. Il évoque son enfance difficile d'immigré, sa famille nombreuse, parle une fois encore de Bonatti... « Je sentais que l'o,i pouvait faire mieux, que dans la vie il y avait quelque chose à comprendre de très beau... Alors je suis parti au Lin¬ceul... »
Au moment où fut prononcé le nom de Ghirardini, lorsqu'on le redescendit épuisé, gelé, peu de gens ont vraiment compris. Pour beaucoup, ce jeune aspirant-guide inconnu avait présumé de ses forces, avait commis des imprudences incompréhensibles. Personne en fait, ne percevait la démarche intérieure d'Ivan : « Le Linceul, ce n'est pas pour l'alpinisme... Je n'y suis pas allé pour faire une première, faire parler de moi... C'était seulement pour me remettre en question, pour essayer de comprendre... Quand je suis parti, je me sentais protégé, j'étais sûr que rien ne pouvait me détruire »
Après avoir remonté le premier tiers de la voie Desmaison, après avoir gravi les pentes de glace, il perd son réchaud, abandonne son matériel superflu et sort en solo intégral. Pendant six jours il attendra. Non la mort, mais le salut ! De cette étonnante aventure, Ivan a fait le récit dans la Montagne et Alpinisme.
« Grâce à l'escalade solitaire, j'apprenais à contrôler mes pensées, à dominer ma peur, à dialoguer avec moi-même, et, enfin, à m'auto-éduquer. Je découvris ainsi ma médiocrité et celle de notre monde absolument invivable. J'avais la nette conscience d'être un dégénéré, comme presque tous les hommes de cette planète. Les quatre premiers jours n'ont pas d'histoire et il serait fastidieux de les raconter. A mesure que je m'élevais dans la grande paroi, je perdais la notion du temps. Dans cette solitude totale, j'oubliais la fatigue, la soif, la faim, le froid. Malgré la glace noire, vitrifiée et cassante du Linceul, je n'avais plus conscience du danger, des difficultés. Je franchissais de longs passages sans auto-assurage, en équilibre précaire sur les pointes avant de mes crampons qui pénétraient de quelques millimètres seulement. Je perdais de longues minutes sans y faire attention à observer quelques bulles d'air dans la glace ou un petit lichen sur le rocher. J'en arrivais à oublier que je devais atteindre le sommet. Seule la très grande raideur de la pente m'obligeait à réaliser ma position et à progresser vers le haut ».
« Le mercredi 26 février, j'installai mon bivouac sur l'îlot rocheux isolé au milieu du Linceul. En changeant de cartouche, je perdis le joint d'étanchéité de mon réchaud et je dus le jeter. Je me débarrassai aussi de ma réserve de gaz, des vivres déshydratés devenus inutilisables, de la viande séchée et du lard que je ne pouvais plus supporter. Toute la nuit, pour étancher ma soif, j'ai sucé des glaçons. Ma bouche était amère et brûlante mais je restais serein. J'aurais pu redescendre facilement : une vingtaine de rappels et j'étais au pied de la face, sauf. Mais je n'étais plus libre de mes actes et je devais continuer. J'abandonnai à contrecœur du matériel d'escalade et mes deux cordes de 40 m pour m'alléger. C'est en solitaire intégral, avec un sac encore très lourd, que je décidai de rejoindre l'arête des Hirondelles. Tous les dix mètres je m'arrêtais épuisé, pour reprendre mon souffle et soulager les crampes de mes mollets. Jamais je n'avais autant souffert. La moindre faute de cramponnage et c'eût été la grande glissade avec, au bout, la mort. La peur qui lentement s'insinuait en moi augmentait ma fatigue ».
« Après un bivouac glacial dans une niche de rocher, j'assistai à un lever de soleil sur le Valais ; inoubliable ! Après cinq jours passés dans l'ombre sinistre de la face nord, ses rayons me réchauffaient malgré le fort vent du matin. Jerepris ma progression ; j'étais fatigué, fatigué à mourir. Je dus me débarrasser avec peine du matériel qui, depuis le début, m'aidait au cours de mes ascensions solitaires comme les fidèles outils d'un artisan. Parfois, ma vue se brouillait, mes jambes fléchissaient, et je devais inspirer fortement par le nez pour retrouver mes sens. Il me restait seulement trois biscuits complets et quelques morceaux de sucre mais je n'avais plus faim. Vers midi, j'atteignis la jonction avec l'arête du Tronchey. Le sommet était là, tout proche, et j'allais l'atteindre lorsqu'un hélicoptère approcha. Je fis le signal conventionnel de secours pendant qu'il tournait autour de moi. Puis j'eus une réaction imprévisi¬ble : je me mis à courir vers le sommet. Les sauveteurs me croyant en pleine forme s'éloignèrent.
« Au sommet je me suis effondré en pleurant. Sans doute était-ce à cause de la déshydratation ou de l'épuisement. Lorsque je parvins à me redresser, ma tête se mit à tourner et je faillis basculer par-dessus la corniche dans la face nord. Après un long repos, je commençai à descendre vers Courmayeur. J'enfonçais dans la neige jusqu'aux genoux ; tous les dix pas je m'arrêtais, parfois je tombais. Arrivé au niveau des rochers du Reposoir, je m'arrêtai définitivement. J'étais descendu trop bas et ne pouvais plus remonter. Le soir, un hélicoptère rouge venant du col des Grandes Jurasses fonça droit sur moi. Pour la troisième fois, je fis les signaux de secours, mais les sauveteurs qui sont passés exactement au dessus de moi ne me virent même pas. Au loin, une grande barrière de nuages venant d'ouest avançait lentement : c'était le mauvais temps ».
« Le jeudi 6 mars, vers 11 h du matin, l'hélicoptère arriva. Dans la nuit, j'avais été averti de sa venue.
Ainsi Ghirardini, décrivait-il, il y a 3 ans, sa solitaire du Linceul, et son sauvetage. Qu'en pense-t-il aujourd'hui ?
« Tu sais, un alpiniste qui se trouve comme ça en état de survie, peut mourir très facilement. Il renonce à se battre et un quart d'heure après il est mort .'... Même pendant la course j'ai failli craquer, mais chaque fois je trouvais de nouvelles ressources d'énergie... J'ai senti alors qu'on n'était pas fait seulement de chair, de muscles, mais aussi d'esprit. Et c'est lui qui compte. Je me suis aussi rendu compte qu'on n'était jamais seul et que si l'on sait être réceptif, on entre en contact avec des forces qui nous dépassent. On peut les appeler Dieu ou n'importe quoi d'autre... »
La crise du Linceul et, plus tard les trois faces nord : ce sont les pierres mi-liaires de l'itinéraire spirituel d'Ivan Ghirardini, que beaucoup jugent sans le connaitre, que beaucoup qualifient de mystique comme pour le rejeter dans une certaine marginalité.
Ivan Ghirardini rejette cette image de mystique : « C'est seulement quand on a un corps en bonne santé, un esprit que l'on essaye de purifier, que l'on peut être réceptif aux choses spirituelles » Et s'il vit une mystique c'est celle de l'homme, un homme qui serait à l'image du divin.
« L'homme, dit Ghirardini, doit passer par trois étapes. Il est d'abord homme, puis devient homme libre. Après seulement il peut devenir maître, c'est-à-dire maîtriser corps et esprit. A ce moment là il peut atteindre l'union avec ce qui le dépasse ».
Ce point ultime vers lequel doit tendre l'homme pour devenir maitre prend d'ailleurs des aspects rousseauistes lorsque Ivan dit du divin qu'il est la « respiration des choses ». Sa religion, s'il en aune, c'est celle de la vie, « la vie qui est tellement agréable, tellement fantastique, la plus belle chose que l'on ait » . Et, pout lui « passer quarante ans à travailler pour un métier sans intérêt, c'est gâcher sa vie... >•
L'expérience du Linceul n'a pas été positive '. « J'étais tellement traumatisé par ces journées si dures qu il m'a fallu au moins deux ans pour m'en remettre ».
Deux années séparent le Linceul des trois faces nord, Cervin, Jorasses et Ei-ger. Mais pourquoi justement ces trois faces ? « Elles ont été pour moi un nouveau moyen de me dépasser, de me prouver que je pouvais réaliser des choses extrêmes... il fallait que je reprenne Confiance en moi après l'impasse, issue lu Linceul.. Et si j'ai choisi ces trois "aces, c'est parce que j'ai toujours été captivé par les « trois derniers grands problèmes » parce que Bonatti avait voulu les faire et n'avait pas pu... »
« II y a trois étapes : l'homme, 1' homme libre et le maître ».
Il y a pourtant des moments où l'envie vous prend de mettre Ivan face à ses contradictions. Sa recherche par exemple, comment peut-elle être compatible avec un travail de conseiller technique ? La question fait sourire Marie Jeanne, sa compagne, quant à Ivan « ma recherche passe par des outils... Si je n'avais pas eu des outils appropriés jamais je n'aurais pu gravir les trois faces nord... J'aime beaucoup ce travail de conseiller technique, mais il faut le débarrasser de cette publicité tapageuse, il faut revenir au rôle initial, celui de contact entre le fabricant et l'utilisateur... »
Et le métier de guide, où est sa place dans cette recherche ? « Je voudrais innover. .. Par exemple je fais des stages , d'alpinisme hivernal. Tu sais je ne conçois pas mon métier comme un guide-taxi où l'on prend le gars, on le monte, on l'emmaillotte presque !... Ce que je veux c' est que le gars qui est avec moi apprenne à se débrouiller tout seul... » D'ailleurs la recherche d'Ivan se poursuit dans l'accomplissement du métier de guide « J'aime prendre des risques avec un client, l'amener à dépasser ses possibilités. C'est d'ailleurs
plus difficile qu'une course solitaire. Car en solo on cannait ses limites, par contre dans une grande course avec un client c'est toujours l'inconnu... ça de¬mande un grand engagement, ça de¬mande de rester conscient de ses responsabilités, parce que le gars, il remet sa vie entre tes mains ! »
Mais guîde de haute montagne cela ne suffit pas à son besoin d'absolu, à son besoin d'engagement. Car Ivan Ghirardini se veut un alpiniste « engagé ». « Ce qui m'intéresse aujourd'hui, c'est de dépasser le guide de montagne pour devenir... guide d'homme, arriver à un tel degré que je puisse faire participer les autres à ce que j'ai ressenti.. Ce que j'ai senti dans mes faces nord, c'est que j'étais protégé par quelque chose de supérieur... Cà ne m'intéresse pas de me faire un grand nom. L'époque des héros est finie. Les derniers ont été Desmaison ou Bonatti. Et d'ailleurs, même si je voulais en être un, je n'ai pas leur capacités.                                   
A tout moment, alors que nous buvons une tisane, Ivan revient sur sa recherche spirituelle : « Tu vois l'alpinisme, ce n'est qu'un moyen d'y arriver. Moi j'ai besoin de sentir mon corps, d'autres se retirent dans des monastères. Saint Vincent de Paul y est arrivé en soignant les malades... Ce que je crois c'est qu'aujourd'hui nous sommes nombreux à faire cette recherche, notamment par la pratique des sports de risque... D'ailleurs je ne me sens pas marginal, je connais beaucoup de gens de mon âge qui souhaitent une civilisa¬tion plus spirituelle, plus humaine... Plus libre aussi ».
Lorsque Ivan parle de ce qu'il croit, de ce qu'il pense, sa voix prend des intonations nouvelles, il s'exprime plus rapidement. Ainsi lorsqu'il évoque l'introduction du 7e degré dans l'échelle des difficultés : « C'est complètement bidon » dit-il en souriante! ajoutant aus sitôt « Je connais des gars qui ont côtê7. Ce sont des super-grimpeurs bien plus forts que moi » ... Mais pour Ivan le 7e degré c'est autre chose. « On a tort de placer le 7e degré après le 6e degré. Pour moi le VI reste la limite des possibilités... Le 7 c'est d'abord quelque chose d'intérieur. Ce n'est pas un « passage » que l'on doit coter 7, mais l'homme lui même... Ce chiffre 7 a une place capitale dans l'ésotérisme, il est la représentation graphique de l'homme qui s'est réalisé, du maitre. Bien sûr on peut atteindre le 7 par la pratique de l'alpinisme, mais pas uniquement. Tu vois Bouddha ou le Christ étaient « 7 ».
« Ce qui m'intéresse dans le 7 c'est la notion d'idéal, d'ultime ».
L'idéal, l'ultime, deux mots qui cernent bien la personnalité d'Ivan Ghirardini. Il a pris une place importante dans l'alpinisme contemporain, presque à son insu. Pour ce guide de 26 ans, ce n 'est pas 1 ' ascension qui compte. Ou pas celle qu'on croit.
Mais bien ce que l'on découvre soi-même « quand le corps et l'esprit deviennent réceptifs à tout dans ces grandes cathédrales ».
Bernard Lagarrigue
Alpinisme et Randonnée